Entretien de M. Abdellatif Miraoui, Président de l’Université Cadi Ayyad avec Mme IBTISSAM BENCHANNA, journaliste de La VIE éco

Ajouté le : 19-September-2017

Les soft skills sont désormais intégrés dans la formation du niveau master de l’UCA. Plus de 200 étudiants par an suivent un semestre à l’étranger. L’université prévoit l’inauguration de la Cité de l’Innovation de Marrakech.

Dans son plan d’action lancé récemment, le ministère de tutelle a cité un certain nombre de mesures concernant l’enseignement supérieur. Quel regard portez-vous sur cela?

Le Ministère de l’Education Nationale, de la Formation Professionnelle, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique a présenté devant le conseil du gouvernement, le jeudi 20 juillet, un plan d’action global qui vise à donner un nouveau souffle au secteur de l’enseignement supérieur. Les mesures prévues par ce plan sont tirées de la vision stratégique 2015-2030 pour la réforme de l’enseignement.

Concernant l’enseignement supérieur et la recherche scientifique, ce plan a pour objectif d’augmenter la part des jeunes dans les cursus universitaires à 45% d’ici 2021-2022, contre 33% actuellement. L’environnement universitaire serait aussi développé avec la création de 6 nouvelles cités universitaires et 9 résidences privées. En diapason avec ces mesures, l’Université Cadi Ayyad (UCA) a lancé la création d’un campus universitaire intégré à la ville nouvelle de Tamansourt pour une capacité d’accueil d’environ 60000 places physiques. Il compte des espaces d’accueil, des cités universitaires publiques et privées, de la restauration et des complexes sportifs et culturels.

Ce plan prévoit la création de nouveaux mécanismes de suivi des lauréats tout en augmentant le nombre d’étudiants inscrits dans les branches à fort taux d’emploi, en révisant les mécanismes d’embauche pour plus de transparence et une meilleure égalité des chances. Pour la rentrée 2017-2018, l’UCA a d’ores et déjà acté une augmentation de 20% de l’effectif des inscrits dans toutes les filières professionnelles et professionnalisantes (DUT, LST, LP, FI, MS). En outre, le pourcentage de filières professionnelles dans la carte de formation de l’UCA est passé de 45 à 63% et couvre la majorité des disciplines, visant la formation de techniciens, de techniciens spécialisés, d’ingénieurs et assimilés et de hauts cadres qualifiés.

L’UCA a pris conscience de l’importance du suivi de ses lauréats en mettant en place une plateforme GRINSA «Graduate’s Insertion and Assessment as tools for Moroccan Higher Education Governance and Management». Ce projet a été mené par un consortium international d’institutions universitaires, à travers la mise en place d’une base de données interactive des lauréats des universités marocaines qui a évolué en une plateforme améliorée ISLAH «Instruments de Support au Marché de l’emploi et à l’enseignement supérieur». Elle vise à soutenir les processus de réforme structurelle en place au Maroc et en Tunisie en accord avec les objectifs du programme TEMPUS.

Aussi, l’UCA a mis en place un «Career Center» avec le soutien de l’USAID qui a pour but d’assurer l’orientation, l’information sur les secteurs porteurs, la préparation à l’emploi, des formations aux compétences non techniques, et la mise en relation avec les employeurs.

Le plan d’action renforce également l’aspect social de la réforme en généralisant la bourse à 90% des étudiants de master et à 100% des étudiants préparant le doctorat et en étendant l’accès à la couverture médicale à l’ensemble des étudiants. Les universités sont également sollicitées à octroyer des bourses d’excellence sur leurs ressources financières propres.

Ce plan d’action répond à des problématiques d’aujourd’hui par des actions directes et ciblées pour lesquelles nous nous appliquons en tant qu’université marocaine.

L’Université Cadi Ayyad jouit d’un bon positionnement dans bien des classements mondiaux et arabes. Quels sont les moyens mis en œuvre pour maintenir ce rang ?

Nous jouissons d’un positionnement très honorable dans les classements, notamment le classement de Times Higher Education Rankings 2016 qui nous place au 1er rang des universités au Maroc et en Afrique francophone. Pérenniser cette reconnaissance est effectivement un défi des plus cruciaux. Pour ce faire, nous mettons en place depuis 2012 des stratégies triennales qui prennent en considération les recommandations du ministère de tutelle, du Conseil supérieur de l’éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique ainsi que les résultats des études et des plans déjà mis sur les rails. Notre stratégie 2017-2019 se focalise sur la consolidation de nos acquis et sur la projection vers l’avenir de l’enseignement supérieur.

La recherche scientifique est une des ossatures de notre rayonnement au niveau national et international. La stratégie de l’université en la matière vise la structuration de la recherche à l’UCA autour de 4 thématiques sociétales liées aux besoins de la région de Marrakech-Safi et la fédération des structures de recherche avec la mise en place de groupes de recherche homogènes. Aujourd’hui, l’UCA compte 72 laboratoires de recherche avec 54 équipes qui se penchent sur des thématiques innovantes et d’actualité. Nous encourageons également la coopération au niveau national et international (collaboration avec 580 organismes de recherche).

Concernant les mesures prises pour maintenir le niveau de qualification des étudiants, nous nous basons sur une vision pluriannuelle,  une évaluation et un réajustement continuels. Nous travaillons en concertation permanente avec nos partenaires socioéconomiques nationaux et nos collaborateurs internationaux à travers une cellule de veille et d’interface. L’implication des professionnels dans l’enseignement de certaines filières professionnalisantes avoisine 50% du volume horaire dispensé.

Grâce à des suggestions et remarques, l’association des lauréats de l’UCA participe activement au réajustement perpétuel de l’offre de formation. Nous avons ainsi procédé à l’amélioration de la carte de formation de l’université. La nouvelle carte s’articule autour de 2 orientations: une restructuration de l’offre et une reformulation du contenu des formations. Dans cette optique, cette carte a permis le renforcement des filières dont le taux d’insertion est le plus important, l’encouragement des filières à double diplôme, l’augmentation du nombre des filières de masters, la mutualisation des ressources dans les établissements du même campus et l’institutionnalisation des passerelles structurelles.

Notre centre d’innovation pédagogique est en veille permanente. La pédagogie hybride et la pédagogie inversée ont donné des résultats satisfaisants dans des filières pilotes qui vont être généralisées à plusieurs formations. Elles développent le travail personnel, l’autonomie de l’étudiant et permettent une meilleure gestion du temps pédagogique en classe.

Pour rester en ligne avec les standards internationaux, l’UCA a mis en place un mécanisme dynamique de la mobilité des étudiants à l’international. Plus de 200 étudiants de l’UCA par an suivent un semestre à l’étranger dans des formations similaires aux nôtres et valident leur cursus chez nous.

Nous accueillons aussi une dizaine d’étudiants européens et américains qui poursuivent des modules dans des cursus scientifiques et littéraires. Nous nous engageons également à concrétiser les pratiques de la bonne gouvernance pour plus de transparence et d’égalité des chances, à ancrer notre université au niveau territorial en participant au développement de la région Marrakech-Safi.

Quelles sont les principales nouveautés de l’université en cette rentrée ?

L’UCA lance cette année encore une panoplie de nouveaux projets. Dans le cadre de la stratégie de l’Université visant à intégrer les nouvelles pratiques pédagogiques, l’UCA renforce sa position de 1ère université marocaine à proposer des cours à distance aux étudiants à travers la plateforme MOOC, et se construit en tant que modèle en matière de pédagogie numérique au Maroc en lançant une première filière en mode hybride «blended learning». Cette filière propose une formation diplômante, de niveau licence professionnelle, en management commercial en formation initiale (diplôme national) et en formation continue (diplôme universitaire). L’UCA prévoit également l’inauguration de la cité de l’innovation de Marrakech qui est considérée comme le futur accélérateur de compétitivité de la région. Elle abritera un incubateur, une pépinière d’entreprises, un centre de transferts, des plateformes technologiques et des laboratoires de recherche. Enfin, et pour la première fois dans l’histoire de l’université marocaine, la soixantaine de masters de l’université Cadi Ayyad ainsi que les licences professionnelles vont intégrer cinq modules de soft skills et de langues étrangères et culture. Les étudiants doivent obligatoirement pouvoir manipuler le français et l’anglais à l’issue de l’obtention de leur diplôme.

De quels maux souffre l’université publique en général (Cadi Ayyad en particulier)?

L’université marocaine publique a beaucoup de mal à réformer. C’est un «combat», alors que dans les universités anglophones, les réformes sont considérées comme inhérentes à leur fonctionnement. Nous devons introduire cette culture car la mission de l’université n’est plus uniquement la transmission du savoir mais aussi d’anticiper les évolutions socio-économiques.

Le taux de chômage des diplômés qui a dépassé les 25% en 2017 selon les derniers chiffres du Haut commissariat au plan (HCP) est également un des problèmes que rencontrent nos lauréats, en particulier ceux provenant des établissements à accès ouvert.

Parmi les autres obstacles que rencontre l’université marocaine, nous trouvons les difficultés liées à l’insertion professionnelle par la présence d’une barrière linguistique importante. L’université n’insiste pas suffisamment sur les soft skills. Tous les employeurs sont d’accord pour dire que si les jeunes sont bien formés d’un point de vue scientifique, ils manquent cruellement de culture, de savoir-être et de savoir-vivre. Pourtant, ces soft skills sont au cœur du processus de Bologne, signé en 2003 par le Maroc, et qui instaure le système LMD (licence master doctorat). Il prévoit que 20 à 30% du cursus soient concentrés sur l’ouverture sur les langues et l’international et sur les compétences transversales telles que la culture et le sport.

Malgré des efforts indéniables pendant les dernières années, l’insuffisance du budget alloué à l’enseignement supérieur et aux universités, associé aux contraintes de gestion financière, est certainement un des maux dont souffre l’université marocaine publique. Les exigences liées au fonctionnement, les besoins financiers nécessaires pour son développement, les effectifs des étudiants, et les défis rencontrés en interne comme dans ses relations avec son environnement se multiplient et les budgets ont du mal à suivre.

La bonne gouvernance est une pierre angulaire quand on parle de leviers à renforcer face aux maux de l’université marocaine. L’UCA en a fait un des piliers de sa stratégie 2017-2019 à travers la mise en place de pratiques concrètes : consolider les liens avec ses partenaires, garantir une transparence optimale dans les relations avec les parties prenantes, mettre en place des pratiques de bonne gouvernance et assurer le développement de son capital humain

Pouvez-vous nous parler de vos doléances, en tant que professeur d’abord, puis en tant que président de la plus grande université du Maroc?

L’université doit rester fidèle à sa vocation universaliste. Par la production et la transmission des savoirs porteurs de valeurs universelles, par son accessibilité pour les étudiants marocains et étrangers, et par son alignement sur les standards internationaux.

La massification ne doit en aucun cas constituer un prétexte qui met l’université dans une posture passive et confortable. L’université, bien au contraire, est appelée à constamment  travailler son attractivité, son rayonnement et son positionnement.

Pour ce faire, elle devra prendre en compte l’amélioration et l’optimisation d’une multitude de facteurs, notamment son infrastructure qui devrait être la plus accueillante possible et devrait constituer un espace agréable d’échange et de transfert de savoir et de compétences.

Pour ce qui est de la promotion, elle devrait être strictement liée à la production scientifique sur des standards internationaux et pédagogiques à travers un système d’évaluation auquel l’étudiant participe. De plus, la généralisation de l’utilisation des nouvelles technologies et la numérisation dans la gestion et le transfert du savoir au sein de l’université optimise la qualité du service offert à l’étudiant. De même, l’université devra proposer aux étudiants des cartes de formation en harmonie avec les besoins réels du pays dans les domaines technologiques et socioéconomiques, installer un observatoire des métiers pour assurer une actualisation continue des programmes et des filières, inciter les entreprises à investir dans la recherche et développement et installer  des consortiums d’experts autour des questions d’actualité.

D’un autre côté, l’université doit être consciente que le para-universitaire devient un élément de plus en plus crucial dans le façonnement de la personnalité des étudiants.

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue la nécessité de pérenniser l’université. Ceci passe nécessairement par l’encouragement des meilleurs étudiants à faire de longues études et intégrer les Facultés pour assurer une relève capable de dynamiser l’université de demain. La pérenniser revient aussi à aller par delà les systèmes classiques qui deviennent désuets, à revoir les paradigmes d’enseignement dans le supérieur (TP, TD, cours magistraux), et à passer à la pédagogie inversée ou hybride en diapason avec l’attractivité de la numérisation.


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